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Toutes les actualitésLa gestion sédimentaire du Rhône : un bel exemple de coopération transfrontalière d’un fleuve
En mai dernier, à l’occasion de l’opération de gestion des sédiments sur le Haut-Rhône, la coopération franco-suisse a pu s’exprimer sur le terrain, rassemblant autour d’une même mission les autorités et les opérateurs industriels des deux pays.
Français et Suisses ont appris à travailler ensemble et à bénéficier des retours d’expériences, au fil des opérations visant à vidanger le barrage de Verbois en Suisse pour éviter un risque d’inondations des bas-quartiers de Genève. Les sédiments évacués de cette retenue transitent alors vers l’aval, vers la France, tout en étant dilués. Les manœuvres au niveau de l’exploitation des barrages sont techniques et délicates afin de ne pas dépasser les taux maximum de matières en suspension, et sont complétées d’un suivi permanent de la qualité des eaux et des réserves de biodiversité, tout au long des opérations.
En 2012, les taux de matière en suspension ont été difficilement maîtrisés en amont, depuis la Suisse, et les poissons menacés (lire l’encadré « Gestion des sédiments, une affaire sensible »). A l’issue de ces opérations, un comité technique est mis en place, avec pour missions d’étudier de nouveaux dispositifs pour l’entretien de la retenue de Verbois et la gestion des sédiments. Deux années durant, il réunira les autorités françaises et suisses, ainsi que les industriels. Depuis 2016, l’opération de gestion des sédiments, dénommée “APAVER” pour Abaissement PArtiel de VERbois, est gérée conjointement par les opérateurs des deux pays, selon la méthodologie élaborée par le comité technique.
Un mode de gestion unique
« À ce moment, nous sommes passés de la défiance à la confiance », témoigne Laurent Tonini, Directeur territorial pour le Haut-Rhône à CNR, le gestionnaire du fleuve Rhône de la frontière suisse à la Méditerranée. Le procédé mis en place, appelé gestion sédimentaire mixte, repose sur trois piliers (lire encadré). Il fait aujourd’hui référence dans la communauté scientifique internationale.
« Dès 2012, le Laos s’intéressait à nos pratiques de gestion des sédiments, témoigne Daniel Jouve, Directeur de l’ingénierie et des grands projets. Nous avions reçu à l’époque le Vice-Ministre laotien de l’énergie et des mines, car le pays avait en projet 5 aménagements hydroélectriques sur le Mékong en amont de Vientiane, la capitale. Les dirigeants avaient été alertés par des ONG des enjeux relatifs à la gestion des sédiments. À la suite de cette visite et de recommandations de CNR, les projets laotiens ont été revus afin d’optimiser leur dimensionnement et installer des vannes de fond et de demi-fond, comme à Génissiat, qui permettent de faire transiter les sédiments. »
CNR a reçu dans la foulée un grand nombre de délégations et tissé des liens avec des scientifiques reconnus mondialement, ce qui se concrétise aujourd’hui notamment par un partenariat avec l’Université de Stuttgart. Des échanges ont également eu lieu avec la Commission du Mékong, qui regroupe le Laos, le Vietnam, le Cambodge et la Thaïlande. « Nous avons procédé à beaucoup de partage d’expériences et de connaissances, tout particulièrement sur la mesure des flux solides. »
L’importance de la mesure
Car la mesure en effet est centrale dans les opérations de gestion des sédiments. Il faut surveiller la qualité de l’eau et les teneurs en Matières en Suspension (MES), afin de protéger au mieux la faune piscicole. Pour l’opération d’abaissement de la retenue de Verbois, la coordination franco-suisse est très étroite.
Nous échangeons en permanence, que ce soit pour les données de débit, les cotes, les taux de MES, détaille Laurent Tonini. Pour cela, nous avons fait en sorte que nos systèmes d’information puissent communiquer. Enfin, plusieurs réunions sont organisées chaque jour entre les postes de pilotage, qui sont en contact 24 heures sur 24. »
Une méthodologie loin d’être appliquée dans tous les pays.
Une cause potentielle de tensions
L’évacuation des sédiments n’est pas intégrée par tous les aménageurs, explique Daniel Jouve. Les pays ont d’ailleurs des cultures différentes sur cette question. Les États-Unis par exemple n’interviennent pas sur la gestion des sédiments stockés dans les retenues d’eau. C’est en partie la raison pour laquelle de plus en plus de barrages américains sont effacés, c’est-à-dire supprimés. Il y a certes des objectifs écologiques, il faut aussi prendre en compte le fait que certaines retenues américaines ne peuvent plus stocker d’eau, car trop chargées en sédiments. Dans d’autres pays, on assiste à des pratiques que l’on pourrait qualifier de brutales : les vannes sont ouvertes, peu importent les conséquences pour l’aval. »
De telles pratiques ne sont bénéfiques ni pour les relations entre les pays, ni pour la santé des écosystèmes. « Un fleuve ne peut pas être géré par petits bouts. Un fleuve est un tout », rappelait Elisabeth Ayrault, présidente-directrice générale de CNR, saluant la coopération franco-suisse. Et les flux de sédiments impactent particulièrement la vie d’un fleuve, de l’amont à l’aval : qualité de l’eau, préservation de la biodiversité, delta, trait de cote…. « De la même manière que l’on assiste à des conflits sur les manières de partager l’eau d’un même fleuve, la gestion des sédiments est un vrai sujet de tensions internationales. Le delta du Mékong s’enfonce, parce que les sédiments n’y parviennent plus. Après, il est difficile de faire la part entre ce qui est retenu par les ouvrages et ce qui est prélevé dans les fleuves », analyse Daniel Jouve.
Gestion des sédiments, une affaire sensible
Piégés par les barrages, les sédiments s’accumulent dans les retenues d’eau. Avec le temps, cet apport de matière laisse moins de place à l’eau, aggravant alors le risque d’inondations pour les personnes et les biens situés en amont. Périodiquement, il convient alors de « déstocker » ces sédiments. D’une part pour éviter les inondations, d’autre part, pour permettre au fleuve et à son écosystème d’être nourri de ces sédiments. Cette évacuation des sédiments, quelquefois surnommée « chasse », ne peut toutefois pas être menée à la légère. Trop de concentration, et la faune du fleuve s’asphyxie. Il faut à la fois assurer l’évacuation des sédiments vers l’aval tout en limitant l’impact sur l’environnement ; un délicat équilibre entre protection des biens et des personnes et protection de l’environnement.
Depuis 2016, la réglementation suisse s’est alignée sur la norme française et impose un seuil maximal moyen de 5 grammes de matière en suspension par litre d’eau, soit l’équivalent d’une petite cuillère. Ce partage des mêmes normes a facilité la mise en place entre les deux pays de cette « gestion sédimentaire mixte » sur le Rhône.
Elle repose sur trois piliers :
- L’abaissement partiel de la retenue de Verbois, qui a lieu tous les 3 ou 4 ans. Il est accompagné par une gestion spécifique de CNR sur ses 6 ouvrages installés en aval sur le Rhône côté français.
- L’accompagnement des crues de l’Arve, l’affluent du Rhône, qui apporte près de 700 000 m3 de sédiments par an dont environ la moitié se dépose dans Verbois. Il s’agit de favoriser le transport des sédiments apportés par l’Arve le plus en aval possible.
- Enfin, périodiquement, des dragages sont menés dans les retenues pour extraire une partie des sédiments reposant au fond.
Programmé en 2020, l’abaissement de la retenue de Verbois a dû être reporté à 2021 en raison de la crise sanitaire. « Cette année, côté suisse, on estime que 1,2 million de tonnes de sédiments ont été relâchées dans le Rhône », expose Laurent Tonini. 300 collaborateurs de CNR ont été mobilisés pour accompagner cette opération sur le Haut-Rhône Français. Une édition compliquée cette année par le contexte sanitaire, et intensifiée par des conditions hydrométéorologiques très particulières, avec de fortes précipitations et plusieurs crues des affluents sur le Haut-Rhône au démarrage et pendant l’opération.
C’est une expérience unique et exemplaire. Tellement de pays se font la guerre autour des questions de l’eau. Ici, nous avons démontré notre capacité à se regrouper et à travailler ensemble. C’est une grande aventure humaine, très fédératrice pour nos équipes. Je suis très fier d’elles et du travail accompli », conclut Laurent Tonini, quelques jours après la fin de l’opération.