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Toutes les actualitésRevoir notre rapport à l’eau : interview d’Emma Haziza, hydrologue
IAGF a organisé le 11 mai dernier un temps d’échange avec Emma Haziza, hydrologue, Docteur de l’Ecole des Mines de Paris, spécialiste des stratégies de résilience territoriale face aux risques climatiques et experte en gestion des risques liés aux inondations et à la sécheresse. La conférencière, qui est aussi enseignante et fondatrice du centre de recherche Mayane et de la startup Mayane Labs, a répondu à nos questions sur le changement climatique et les enjeux d’adaptation nécessaires dans le domaine de l’eau.
L’eau est un marqueur du dérèglement climatique. Les événements météorologiques extrêmes se multiplient et deviennent de plus en plus fréquents, avec ce que cela entraîne en termes d’impacts humains et financiers. Quels sont vos constats en France ?
Il y a toujours eu dans le monde des variabilités climatiques qui ont fait qu’on a pu, par exemple, traverser le Rhin à pied en 1303. Le Moyen-Age a été marqué par des émeutes de subsistance liées à des périodes de sécheresse et de famine. Cependant, il s’est produit une cassure depuis quelques années avec l’accélération des vagues de chaleur et des canicules.
Si je prends l’exemple de la France, nous constatons depuis 2017 une alternance de période de vagues de chaleur et d’extrême sécheresse puis d’inondations tout aussi remarquables, avec notamment une crue historique du bassin de la Seine. En 2018, les 16 jours de canicule de l’été ont fait plonger la France dans un état de stress hydrique, les niveaux d’étiage étaient de plus en plus bas : cela a été une année de sécheresse historique.
Quant à 2019, les températures ont atteint des records : il a fait jusqu’à 46 °C dans le Gard, les viticultrices et viticulteurs ont perdu leurs récoltes sous l’effet de sécheresses éclair qui agissent comme un chalumeau. Une vingtaine de départements se sont retrouvés avec des problèmes d’approvisionnement d’eau. Les feux de récolte qu’a subi la Picardie en 2020, autre année de sécheresse historique, ont montré l’impréparation des territoires et la nécessité de développer des outils adaptés afin de gérer les crises futures. Des renforts ont dû être envoyés du pourtour méditerranéen pour maîtriser ces feux.
Quels enseignements devons-nous tirer de ces canicules et sécheresses extrêmes ?
La France n’est absolument pas prête : aucune décision massive n’a été prise en faveur d’un aménagement du territoire adapté. A l’image de l’année 2019 où 85 % des départements s’étaient retrouvés en restriction sévère de consommation, cette année pourrait suivre un chemin similaire. C’est à la fois la sécheresse des rivières et des fleuves, mais aussi celle des sols et des terres qu’il faut prendre en compte.
Ces événements climatiques extrêmes nous mettent face à notre réalité et à notre capacité d’adaptation en tant que société.
Dans les villes, les systèmes réfrigérants et les climatisations engendrent des îlots de chaleur et donc un réchauffement. Nous devons nous interroger sur la capacité d’adaptation de nos bâtiments, de nos villes et sur la manière dont nous gérons ces îlots de chaleur : en expulsant l’air chaud à l’extérieur, nous ne faisons que réchauffer l’air ambiant. Malgré 16 mois consécutifs de records absolu de températures entre 2019 et 2020 et 4 années historiques de sécheresses, la France a toujours le sentiment que, finalement, l’année suivante, tout se passera mieux.
Vous parlez d’une accélération du cycle de l’eau. Que voulez-vous dire ?
Prenons l’année 2021 pour comprendre ce phénomène. L’été a été maussade en France, il a beaucoup plu et les nappes phréatiques se sont rechargées. La France s’est retrouvée dans une sorte de bulle bleue principalement liée au décrochage de front froid au niveau du pôle Nord. Les dépressions générées par les gouttes froides successives se sont confrontées aux masses d’air chaudes et humides des mers Méditerranée et Adriatique. Contrainte par un blocage anticyclonique sur la Scandinavie, la dépression n’a eu d’autre choix que de remonter vers l’Allemagne puis la Belgique avec les inondations dramatiques que l’on connait.
Ces extrêmes sont absolument liés : les masses d’air chaud vont enclencher des processus encore plus violents. C’est le cycle de l’eau qui s’accélère, à l’image de nos sociétés : la capacité précipitante des nuages augmente, à l’image des inondations catastrophiques qui ont déferlé sur les vallées de la Vésubie et de la Roya, dans les Alpes maritimes, en 2020. On a atteint 500 millimètres d’eau, soit 500 litres d’eau par mètre carré, alors que les modèles en prévoyaient 250.
Nous constatons aussi que le positionnement des anticyclones montre une tendance à se décaler vers les pôles, c’est à dire que la chaleur est en train de remonter massivement vers les pôles, là où on s’attendait le moins à vivre ces extrêmes climatiques. Rappelez-vous les températures atteintes à Lytton et Vancouver (ouest du Canada), avec ce dôme de chaleur qui s’est abattu à l’été 2021 : 46,6° au lieu de 18-19°C en moyenne. 90 % de la ville de Lytton a disparu en l’espace de trois heures suite aux gigantesques incendies.
Il est important de comprendre que l’hémisphère nord se sentant assez riche en eau et protégé se retrouve encore plus mal adapté parce qu’il n’a pas conscience du risque qui est en train de se produire.
Il faut comprendre que le grand cycle de l’eau est en train de s’accélérer au détriment d’un plus petit cycle qui est celui qui permet d’hydrater les sols et de remplir les nappes phréatiques. C’est ainsi qu’en France, un pays tempéré, qui reçoit à peu près 512 milliards de mètres cubes d’eau par an, 65 % repartent immédiatement dans l’atmosphère. Une portion d’environ 26% ruisselle et seulement 9% réussissent à s’infiltrer. Dans le contexte actuel, cette part d’infiltration diminue de manière drastique.
Le stockage de l’eau devient-il alors incontournable ?
Oui, c’est une question essentielle qui devient même particulièrement épidermique du fait des conflits d’usage entre l’industrie, l’énergie, l’agriculture et l’eau domestique. Cela interroge la gouvernance de l’eau. Actuellement, nous constatons un développement massif des grandes bassines constituées de bâches en PVC. Ce ne sont pas des retenues collinaires puisqu’elles ne relèvent pas du réseau hydrographique : il s’agit de capter l’eau des nappes phréatiques et de la mettre en superficie pour pouvoir continuer à irriguer. L’eau prélevée via ces bassines est soumise à une très forte évaporation, accentuée par les vagues de chaleur et par les canicules. Cela a pour conséquence un réchauffement de la colonne atmosphérique au niveau local, ce qui accélère la sécheresse.
Il faut aussi avoir conscience que les nappes phréatiques sont connectées à nos rivières et à nos cours d’eau : c’est un équilibre qui se joue, où l’un draine l’autre. Quand la rivière se retrouve avec un débit amoindri, elle va s’appuyer sur la nappe. Mais si cette nappe présente un niveau phréatique trop bas, cela crée une déconnexion nappes/rivières, plongeant plus rapidement les cours d’eau vers un étiage sévère. J’ai cherché pendant très longtemps à comprendre pourquoi on prélevait massivement dans les nappes alors qu’on aurait pu prélever à travers des forages durant la période estivale pour continuer l’irrigation. La raison est simple : cela permet de de dépasser les arrêtés préfectoraux. En période de crise, seules les personnes qui ont accès à ces bassines peuvent se permettre d’irriguer.
L’utilisation des bassines de récupération d’eau pose la question du modèle agricole et notamment des monocultures très consommatrices d’eau développées depuis l’après-guerre.
Quant aux retenues collinaires, construites elles aussi massivement, elles consistent à récupérer les eaux de pluie et empêchent le réseau hydrographique d’être connecté. Elles donnent le sentiment aux agriculteurs qu’il y aura toujours de l’eau et ne les poussent pas à réduire leur consommation : cela peut-être une solution qui soutient une agriculture locale mais trop exploitée, elle peut devenir un piège en empêchant au fleuve d’avoir un débit suffisant pour soutenir tout l’écosystème derrière.
A quoi devons-nous nous attendre pour 2022, alors que de premières restrictions de consommation d’eau sont prises en France ?
2022 est une année assez nouvelle qu’il va falloir regarder avec beaucoup de vigilance parce que nous avons souffert en France d’une sécheresse hivernale. C’est quelque chose qui est nouveau. Jusque-là, nous avions des sécheresses qui arrivaient à partir du mois de mai ou juin. Une publication scientifique vient de mettre en évidence le mode de diffusion de ces sécheresses : elles présentent les mêmes modes de propagation que les feux de forêt, les vents très secs et très chauds juste sur la surface du sol se propagent de proche en proche et viennent assécher les terres situées plus loin. Cela engendre un stress hydrique qui se répand en l’espace de quelques jours. La littérature scientifique parle aujourd’hui de sécheresse éclair. Les sécheresses sont en train de se produire partout, sur tous les continents. Les grands géants de l’eau que sont le Canada et le Brésil, qui se sentaient inatteignables, sont aussi touchés.
Et les impacts économiques seront importants, notamment pour l’énergie…
Oui, ce sont les questions de l’alimentation et de l’énergie qui se jouent à partir du moment où le cycle de l’eau se dérègle complètement. Au Brésil, la dépendance au regard de l’énergie hydraulique n’est plus de 90% comme il y a une vingtaine d’années mais reste supérieure à 60% : à partir du moment où les niveaux d’eau sont extrêmement bas, il y a un risque de pénurie énergétique. Quant à la Chine, elle a connu une sécheresse historique l’année dernière dans le Sud-est, générant un déficit de près de 80% des réserves. Restreignant ses activités économiques, elle s’est massivement appuyée sur le charbon. Sauf que l’extraction du charbon requiert des quantités d’eau très importantes : la Chine a ainsi atteint une nouvelle limite dans ses capacités d’extraction et s’est alors retourné massivement vers le gaz naturel liquéfié du Qatar. En Europe, les Pays-Bas ont eux aussi eu massivement recours au gaz naturel qatari, de par l’absence de vent en mer du Nord n’ayant pas permis aux éoliennes off-shore de fonctionner de manière optimale.
Si l’on regarde la question énergétique du point de vue de l’eau et des sécheresses qui ne vont cesser de se multiplier, il est impératif de repenser notre modèle de société. L’énergie nucléaire, vue comme une énergie décarbonée, paraissait être une bonne solution. Cependant, le fonctionnement des centrales, qui utilisent l’eau des fleuves pour refroidir les réacteurs, est fragile : il est affecté par le niveau de température des fleuves. Il y a tout juste quelques jours, on a atteint 30° dans l’estuaire de la Gironde et la production a dû être réduite sur un réacteur à la centrale du Blayais. A un moment donné, il faut choisir entre production électrique et écosystème : préfère-t-on risquer l’eutrophisation des cours d’eau, leur asphyxie, avec la perte de biodiversité que cela comporte, ou maintenir ces systèmes énergétiques dans une période de demande e maximale liée aux systèmes de climatisation ?
Vous êtes spécialiste des stratégies de résilience territoriale face aux risques climatiques. Quelles sont vos recommandations pour construire une société plus résiliente ?
L’accélération des sécheresses toujours plus aigües et des inondations toujours plus violentes, toujours plus puissantes, avec des ruissellements massifs, nous demande de repenser nos territoires en réfléchissant notamment à l’exploitation des territoires agricoles.
L’agriculture représente 93 % des territoires utilisés au niveau mondial : repenser son utilisation en eau est crucial.
Au sein des pays de l’OCDE, 70% de nos terres servent à alimenter le bétail. Nous avons développé à l’après-guerre des monocultures qui s’appuient sur une demande en eau massive, comme le maïs par exemple. Il faut savoir qu’en France, 80 % de nos eaux disponibles sont réservées durant l’été à des fins agricoles. Je crois qu’il faut se poser la question : dans une période de pénurie, est-ce que ce modèle de rendement agricole peut continuer ? En préservant ces champs soumis au soleil massif toute la journée, avec un albédo* maximum, nous ne faisons qu’accélérer ce cycle de l’eau et notre perte de l’eau.
L’eau est une surdouée : elle nous réchauffe, elle nous refroidit, elle nous sert à manger et à préserver la biodiversité. Nous sommes nous-mêmes composés d’eau : elle est notre plus grande alliée et nous constitue à tous les niveaux. Nous devons comprendre le cycle de l’eau, le cycle du phosphore, le cycle de l’azote, tous ces cycles qui composent la Terre. Nous faisons nous-mêmes partie de ces cycles et cela doit nous interroger sur la manière dont nous concevons notre avenir, nos territoires et nos sociétés.
Il faut garder à l’esprit que l’eau fait partie d’un système naturel dans lequel nous sommes inclus.
Comment faire afin que l’eau reste notre alliée ?
Il faut se poser la question : qu’est-ce qui contribue à quoi ? Aujourd’hui on sait très bien que toutes ces eaux qui sont prélevées massivement dans les milieux souterrains vont se retrouver dans un autre réservoir parce que la quantité d’eau reste toujours quasiment équivalente sur la planète.
Elles finiront par aller dans l’atmosphère et dans les océans : elles contribuent à surélever les océans et elle contribue à l’effet de serre. 95 % des gaz à effet de serre sur la planète sont dues à l’eau et 4,1 %, au carbone. On n’en parle jamais car l’eau est instable dans l’atmosphère, elle va finir à retomber : on ne peut pas la mesurer comme on peut mesurer le CO2 dans les calottes glaciaires.
Le problème du CO2 doit-il être considéré comme une cause ou comme un symptôme ? Je crois que c’est une question qu’on doit se poser aujourd’hui : heureusement que nous avons cet effet de serre sur la planète et cette ceinture atmosphérique qui nous protège. Mais notre atmosphère est en réalité une couche infime et fragile : toute l’eau atmosphérique incluse à l’échelle planétaire ne représente qu’un 1/7° de la mer Caspienne. Si vous rajoutez de l’eau supplémentaire dans ces couches atmosphériques, vous allez rajouter mathématiquement de l’effet de serre.
Quelles sont les solutions concrètes pour gérer au mieux ce volume d’eau ?
La solution se situe au niveau de l’aménagement des territoires, afin de séquestrer l’eau et le carbone. A l’échelle de la déforestation mondiale et de la perte massive de nos zones humides, on peut se sentir impuissant et incapable. Nous pouvons cependant proposer un nouveau modèle à l’échelle européenne. Il ne faut jamais oublier qu’à l’échelle planétaire, 63 % de nos pluies viennent des continents : elles ne viennent pas des mers et océans. Cela signifie que les pluies se renouvellent à partir des terres. Faut-il encore que nos terres puissent conserver l’eau.
Il faut donc revégétaliser et recréer des cycles de l’eau à petite échelle. Il existe de nombreuses solutions partout : de l’agroforesterie aux villes éponges en passant par la restauration de zones humides. Il est temps de passer à l’action en mettant en place des solutions qui soient spécifiques à chaque territoire et en accompagnant les agriculteurs et les acteurs territoriaux dans ces transitions.
Il ne faut plus parler du changement climatique comme d’échéances qui seraient à l’échelle de 2030, 2050 ou 2100. Nous sommes en plein dans ce changement climatique, nous le vivons actuellement et nous pouvons agir massivement pour transformer nos territoires. Cela nous demandera de manger différemment, de consommer différemment, peut-être mieux et moins. Il nous faut sortir de ce monde et de cette frénésie qui nous poussent toujours un peu plus dans un modèle totalement insensé où nous courons à notre perte.
*part du rayonnement solaire réfléchi par une surface et renvoyé vers l’atmosphère